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Le Président se pencha en avant, posa ses mains à plat sur la table, fixant Andrews de ses yeux énormes, légèrement saillants, rougis par la fatigue et l’insomnie. Sa voix n’était qu’un murmure. C’était son habitude de parler toujours avec cette douceur même lorsque la colère grondait en lui. Andrews le savait. Carenheim aussi, qui tirait tranquillement sur son cigare, confortablement installé dans son fauteuil, un peu en retrait du Président.
Andrews aurait aimé faire preuve d’autant d’aisance. Mais il se sentait en position d’accusé. Le célèbre salon octogonal aux parois lambrissées de bois précieux lui semblait devenu une prison. Il devait faire un effort conscient pour éviter de se laisser hypnotiser par les voyants clignotants du bloc d’intercommunication qui trônait au centre de la table comme un surtout de fête.
— Je tiens à vous parler franchement, Andrews, disait le Président. Et cela parce que je vous estime. J’ai même de l’admiration pour vous. Vous auriez pu faire une grande carrière dans la politique ou dans les affaires si vous aviez voulu. Mais vous avez préféré la science. Je me suis souvent dit que vous aviez eu raison. À présent je ne sais plus.
Il se prépare à me limoger, se dit Andrews. Il balance encore. Il voudrait trouver un moyen de faire autrement mais il ne voit pas lequel. Mon successeur est déjà là.
Il s’efforçait de maintenir l’immobilité de ses traits. De temps à autre un tic nerveux venait les secouer. Il ne pensait presque plus qu’à cela. Empêcher ses traits de bouger. Il évitait de regarder Carenheim. Il évitait même de regarder le Président. Le plus souvent, il contemplait la surface polie de la table de conférence. Il fixait tout spécialement une petite lampe rouge sur l’intercom. Il attendait qu’elle s’allume deux fois.
Il attendait maintenant depuis des heures.
La voix du Président lui était devenue insupportable. En d’autres temps, il avait éprouvé lui aussi de l’estime pour le Président et même une certaine amitié. Longtemps ils avaient travaillé ensemble. Mais il ne parvenait plus à le comprendre. Lui, Andrews, essayait de limiter l’étendue du désastre. Mais les soucis du Président étaient d’un tout autre ordre.
— Je vous comprends parfaitement, disait le Président. Et je sais bien que vous n’avez aucune responsabilité dans cet accident. Je suis sûr qu’il vous affecte plus que personne. Mais comprenez-moi. Les gens se disent que ce qui est arrivé hier dans l’Antarctique peut se reproduire demain dans une ville. On ne raisonne pas une opinion qui a peur.
— Ce sont les élections, l’an prochain, dit Andrews d’une voix amère.
— Je ne vous le fais pas dire, dit le Président. Si je ne fais rien, je ne serai pas réélu. Avez-vous une idée de ce que cela signifierait pour le Projet ? Si je ne réagis pas, mes adversaires feront campagne contre le Projet. Leur première décision officielle, s’ils sont élus, sera de le supprimer. Vous savez que je ne veux pas cela. J’ai soutenu ce projet dans le passé, et même contre l’avis de certains de mes conseillers. Mais je ne puis pas donner à l’opinion l’impression que je me désintéresse de ce qui s’est passé.
— Vous avez ma démission, dit Andrews. Si c’est ce que vous désirez, vous devez être content. Mais si vous voulez aussi celle de Beyle, il faudra que vous alliez la lui demander vous-même.
Le Président ne leva même pas un sourcil. Il reprit de sa voix patiente, obstinée, à peine audible :
— Je vous ai dit vingt fois, Andrews, que je refusais votre démission. Et je ne veux pas non plus celle de Beyle. Je sais parfaitement que tout cela n’est pas de votre faute. Un programme de cette ampleur comporte nécessairement des erreurs et des fatalités. Et le public le comprendra. Pour l’instant, il demande à être rassuré. Il croit que des négligences ont été commises et il désire être sûr que le Gouvernement empêchera le retour de telles défaillances. Je vous demande seulement d’accepter le plan de Carenheim.
— Non, dit simplement Andrews.
Il fixait la petite lampe rouge.
Elle ne s’allumerait donc jamais. Que faisaient-ils dans l’espace ? Ne trouveraient-ils jamais rien ? Ou avait-ce été réellement un accident ou le résultat d’une incroyable négligence ? Il ne pouvait pas gagner indéfiniment du temps. Il voyait approcher le moment où le Président accepterait sa démission. Et il était désormais prêt à la donner, à s’en aller. Simplement par lassitude, pour dormir.
— Ce n’est pas par ambition que je refuse. Ce n’est pas mon pouvoir que je redoute de voir limiter. Non, je pense au Projet. Je pense à l’avenir. L’Administration est destinée à durer des dizaines d’années, peut-être plus. Elle ne peut pas être soumise à la pression politique du moment. Ne croyez pas que j’aie la moindre défiance à l’endroit de la politique. Mais le Projet représente une autre dimension. La politique est fondée sur la volonté des hommes qui vivent aujourd’hui. Le Projet n’a de sens que par rapport à ceux qui naîtront demain. Je ne me sens pas le droit de sacrifier demain à aujourd’hui. Vous pouvez le faire mais vous ne pouvez pas me forcer à le faire. Vous le ferez sans moi.
— Nous comprenons toute l’ampleur de vos vues, dit le Président. Mais ceux qui survivent ne sacrifient ni le présent à l’avenir, ni l’avenir au passé.
Des gouttelettes de sueur perlaient sur son front et il avait passé si souvent sa main dans ses cheveux que la splendide et célèbre ordonnance de ses cheveux gris avait subi quelques dommages.
— Il vous faut faire quelques concessions. Il y a eu un accident. Des hommes sont morts. L’Assemblée Mondiale vous a confié le soin de ce projet. Vous demeurez responsable devant elle.
— Faites-moi passer en jugement, dit Andrews.
La lumière rouge lui avait semblé vaciller. Il se frotta les yeux.
— Ne jouez pas au héros, Andrews, disait maintenant Carenheim. Nous n’avons pas besoin de faire de sentiment entre nous. Essayez de coopérer.
La lumière rouge avait clignoté deux fois. Andrews eut une sorte de vertige. Il toussa pour s’éclaircir la voix. Ainsi, ils avaient trouvé quelque chose dans l’espace… Ils tenaient une preuve.
— La situation peut encore évoluer, dit-il vivement. Et s’il ne s’agissait pas d’un accident ? S’il s’agissait d’un sabotage ?
Le Président eut cette fois un haut-le-corps.
— Faites attention à ce que vous dites, Andrews. Je ne tolérerai plus aucun faux-fuyant.
Andrews se tourna délibérément vers Carenheim, un sourire carnassier sur les lèvres.
— Je dis très exactement ce que je sais, affirma-t-il d’une voix soudain redevenue confiante.